vendredi 5 juin 2020

Entretien avec Frank Lafond au sujet de Phase IV (sortie le 17 juin chez Carlotta Films)


C’est le 17 juin que sort le nouvel ultra collector édité par Carlotta Films. C’est un véritable événement puisqu’il est consacré, à la fois, à un classique méconnu de la science-fiction, Phase IV (1974), et à un immense artiste, son réalisateur, Saul Bass. L’homme derrière les génériques les plus marquants des films, entre autres, de Preminger et Hitchcock, signe avec cette incroyable histoire d’anticipation, son seul long-métrage. Le coffret regorge de bonus puisqu’il regroupe la quasi-totalité des courts mis en scène par Saul Bass ainsi que la fin originale de Phase IV. Pour accompagner le tout, l’éditeur a joint un ouvrage passionnant signé Frank Lafond : Phase IV, éclipse de l’humanité ; notre rédaction est allée à sa rencontre.

Votre ouvrage débute par l’évocation d’un paquet de Kleenex, marque dont le logo fut conçu par Saul Bass. En quoi Saul Bass est, à l’image, par exemple, d’un Warhol ou d’un Dylan, un personnage central de la culture américaine ?
Je commence par le logo de Kleenex, parce que, pendant l’écriture de mon livre, chaque fois que l’on me demandait qui était Saul Bass, je trouvais très pratique, et même plutôt amusant, d’avoir toujours sur moi quelque chose de concret pour soutenir mes propos. Même mon médecin généraliste y a eu droit… On connaît d’ordinaire Bass comme concepteur d’affiches et de génériques de films. En cette qualité, il a travaillé avec Preminger, Hitchcock, Scorsese, Aldrich, Frankenheimer – bref, avec de grands noms, sur de grands films. Pour Psychose, il a même établi le découpage de l’une des plus célèbres scènes de l’histoire du cinéma – est-il encore utile de la citer ? Mais, en tant que designer à la tête de sa propre société, Bass a aussi façonné en profondeur la réalité quotidienne des Américains. Au fil des ans, il a redessiné les contours de l’Amérique, inventant ou réinventant les logos d’un nombre considérable de marques et d’entreprises célèbres, concevant des stations-services, parfois des bâtiments, etc. Son style imprégnait donc une grande partie du paysage urbain.


Vous évoquez également le mélange entre « technique et poésie » concernant ce créateur. Pourtant, dans nombre de ses fameux génériques, en particulier pour Otto Preminger, qui multiplie les formes géométriques, on pourrait penser, à tort, qu’il est un grand technicien assez froid. Comment expliques-tu la poésie qui émane de son œuvre ?
La curiosité de Bass pour la technique était insatiable. Dans les années 1960, il suivait par exemple de très près les tout derniers développements en matière d’images de synthèse, qui étaient alors cantonnés à la recherche universitaire et au cinéma expérimental. On le voit constamment à la recherche de nouveaux moyens de produire des images, de générer des rythmes visuels, des effets sensoriels. Tout ça, c’est une question de regard. Pour Bass, il s’agit de se soustraire à l’évidence, d’appréhender le monde autrement, d’en dévoiler des facettes inconnues, de s’interroger sur lui et de réfléchir à la place de l’homme en son sein. Dans un court-métrage comme The Searching Eye*, Bass parvient ainsi à nous entraîner au-delà des apparences. Sans parler explicitement de regard poétique, c’est une idée sur laquelle s’attarde Mayo Simon, le scénariste de Phase IV, dans le texte inédit consacré à la conception du court-métrage Why Man Creates* qu’il m’a permis de traduire dans mon livre.

Une grande partie du livre est, bien évidemment, consacrée au film Phase IV. Pouvez-vous présenter cette œuvre singulière à nos lecteurs ?
Phase IV
est un film singulier, mais son histoire reste assez simple. À la suite d’un mystérieux phénomène céleste, les fourmis commencent à adopter un comportement inhabituel. Deux savants se rendent dans le désert pour observer le déséquilibre écologique ainsi produit et s’ensuit un affrontement aux conséquences pour le moins inattendues. Cette histoire permet une remise en question de l’anthropocentrisme, de notre place, de notre importance sur Terre en tant qu’espèce par rapport aux autres formes de vie. De ce point de vue, c’est un film très contemporain.
Phase IV se présente comme un double, et même un triple film. D’un côté, nous suivons bien entendu les recherches menées par les savants et, assez vite, on se retrouve dans un huis clos. De l’autre, Bass nous ouvre les portes du monde des fourmis, sans aucune volonté de les traiter comme de simples monstres. Le troisième film, c’est la dernière séquence, que l’on peut considérer comme un véritable court-métrage expérimental – du moins, dans sa version « initiale ».


Nous sommes nombreux à avoir fantasmé sur le final voulu par Bass, d’autant plus que quelques bribes alléchantes apparaissaient dans la bande-annonce. Il est présent dans cet ultra-collector. Pourquoi un homme aussi respecté que Bass n’a pas réussi à imposer cette fin ?
La bande annonce a été écrite et montée plus de six mois avant que Bass ne parvienne à la version définitive de son film, au mois d’avril 1974. Il est donc normal que l’on soit allé puiser aussi dans ce qui constituait alors son climax. Début 1974, Paramount a organisé deux séries de projections test pour Phase IV et les dernières minutes du film ont laissé perplexes un grand nombre de spectateurs. Entre les premières séances et les secondes, Bass a pris soin d’ajouter une voix off censée rendre son propos plus explicite, mais cela n’a pas suffi à régler le problème.
En réalité, la question dépasse la réaction des premiers spectateurs. Déjà, il ne faut pas oublier que Phase IV était non seulement le premier long-métrage de Bass, mais aussi son premier film produit de manière traditionnelle, car ses courts-métrages avaient été financés par des entreprises et en conséquence seulement diffusés à la Foire internationale de New York, à la télévision sous forme de fragments… Aux yeux de l’industrie hollywoodienne incarnée par la Paramount, il faisait donc figure de débutant. Cela dit, contrairement à une légende qui perdure, l’histoire de Phase IV n’est pas celle d’un énième conflit entre un grand méchant studio et un pauvre artiste. Dans une longue interview inédite datant de 1977, Bass explique que ses relations avec Paramount, et Robert Evans en particulier, se sont avérées bonnes, voire fructueuses. Il y affirme avoir lui-même suggéré de se débarrasser de la séquence finale, de la simplifier, parce qu’elle ne le satisfaisait pas (et certains documents – mémos ou lettres – témoignent en effet de ses doutes). On peut bien sûr se dire qu’avec le recul Bass a préféré laisser croire qu’il a eu le dernier mot, mais aucun document préservé dans ses archives n’atteste que l’on a exercé des pressions sur lui ou qu’il ait regretté cette modification radicale. Et puis ses nombreuses hésitations au cours de longs mois de montage confirment à mes yeux son insatisfaction – ce qui n’empêche pas que l’on puisse considérer comme admirable cette fin dite originale.


Dans la « Post-Phase » de votre livre vous mentionnez le fait que Bass est le réalisateur d’un seul film parce que, peut-être, son insuccès et les déboires de sa compagnie l’ont contraint à abandonner tout projet ambitieux. Ne croyez-vous pas qu’un tel génie n’a tout simplement pas supporté que le public ne comprenne pas son travail ? La guerre perdue contre la Paramount concernant la promo du film, que vous évoquez dans votre ouvrage, a peut-être aussi toute son importance…
Vous avez raison de parler d’insuccès et non d’échec cuisant, comme on a tendance à le faire d’ordinaire. J’ai eu entre les mains les relevés financiers reçus par Bass et constaté qu’au bout de quelques années les comptes ont fini par s’équilibrer. Cela signifie que Paramount n’a pas gagné d’argent avec Phase IV, que Bass et ses principaux collaborateurs, en plus de leur salaire fixe, n’ont perçu aucun pourcentage sur de potentiels bénéfices, mais ce ne fut certainement pas une débâcle financière.
Évidemment, cet insuccès, que Bass a en partie imputé à une campagne promotionnelle qu’il détestait, l’a déçu. Il estimait avoir réalisé un bon film, pas le chef-d’œuvre du siècle, et jamais je n’ai senti, même dans ses lettres les plus personnelles, un ego surdimensionné. Pour des questions de méthode qui me tiennent à cœur, je préfère ne pas trop extrapoler à partir de quelques certitudes, croire que je suis en mesure de me mettre à la place d’un homme que je n’ai jamais connu, qui a eu une vie tout à fait différente de la mienne, à une autre époque, dans un autre pays, mais libre à chacun de le faire s’il le souhaite. En tout cas, Saul Bass a consacré à Phase IV beaucoup plus de temps qu’il ne l’avait initialement prévu et il a pu être échaudé par la somme de travail que requiert un long-métrage !
Hanzo

* Courts-métrages présent dans le coffret

Pour vous procurer cette superbe édition, cliquez sur ce lien : https://laboutique.carlottafilms.com/products/phase-iv-coffret-ultra-collector-15-blu-ray-dvd-livre

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