mardi 11 septembre 2012

L’enfer du devoir de William Friedkin

En complément à l'émission de cette semaine, une tentative de réhabilitation du film le plus mal-aimé de William Friedkin...


Avec Bug, William Friedkin clôt un triptyque sur politique paranoïaque des USA, ses méfaits sur les soldats américains et ses conséquences sur les populations civiles. Le premier volet de ce cycle, L’enfer du devoir (Rules of engagement), sort en France en septembre 2000 et ne manque pas d’offusquer la critique française aux ordres des idées les plus consensuelles. Pourtant, Rules of engagement est une oeuvre complexe et humaniste bien loin des intentions racistes qui lui ont été prêtées qui évoque des thématiques très actuelles en ces temps de fanatismes religieux. Le film de William Friedkin interroge les notions de points de vue, évoque le pouvoir des images, la manipulation des esprits et l’endoctrinement des individus.
Décrire l’univers machiste de l’armée ne signifie pas que Rules of engagement en donne une vision complaisante et idyllique. Le film de William Friedkin n’en est pas moins un film d’hommes. Avant de devenir journaliste et auteur à succès, James Webb, producteur exécutif du film, a d’abord été marine décoré, politicien et avocat. Fort de ses différentes expériences, il s’en inspire pour aborder la thématique de l’éternel combat de l’individu contre le système, sujet fort prisé dans le cinéma américain et, en particulier, dans celui de William Friedkin. « Il n’y a pas de méchants dans Rules of engagement, contrairement aux apparences. Même le conseiller Sokal n’est pas un salaud. Il n’agit pas par intérêt personnel, mais avec le souci de préserver la réputation de son pays dans des circonstances particulièrement délicates. Convaincu que Childers a agi de façon irresponsable, il souhaite éviter que le blâme ne retombe sur les Etats-Unis », explique Richard D. Zanuck, producteur du film. Réalisé sous la présidence de Bill Clinton qui n’est pas le plus va-t’en guerre, tout du moins en apparence, des chefs d’état américains, Rules of engagement ne saurait souffrir d’une réputation pro-Bush. Fidèle à lui-même, William Friedkin ne juge pas ses personnages, que ce soit le Conseiller à la Sécurité Nationale, William Sokal, ou le Colonel Terry Childers, véritable machine à tuer au nom de la patrie. Il laisse le public se faire sa propre opinion.


La tâche de mettre en forme le matériau d’origine revient à Stephen Gaghan, scénariste du film choral de Steven Soderbergh, Traffic, et réalisateur, cinq ans plus tard, de Syriana, autre production à disserter sur les relations troubles et mouvementées qu’entretiennent les Etats-Unis d’Amérique et le Moyen Orient. L’action se situe au Yémen, région du monde secouée par une intense activité terroriste entre 1989 et 2000. La présence occidentale en quête des richesses naturelles qu’offre la région du Moyen Orient est perçue par les autochtones comme une humiliation. Les intérêts occidentaux, en particulier, ceux des USA sont visés en priorité. « Rules of engagement est une fiction, mais une fiction toute proche de la réalité car nos ambassades, assiégées depuis des années, sont fréquemment la cible de manifestants, voire de kamikazes », raconte Richard D. Zanuck. Filmer sur place s’avère difficile et c’est pourquoi, après avoir obtenu la pleine et entière coopération du gouvernement royal, le tournage se déroule à Ouarzazate, dans l’Atlas marocain. Un choix qui se justifie par la forte présence de populations Berbères dans les deux pays. « L’architecture et l’habillement sont similaires », précise le metteur en scène, « de sorte qu’il nous a suffi de modifier quelques petits détails pour faire de Ouarzazate la fidèle réplique d’une ville yéménite ».
Toujours dans un souci de réalisme et pour les besoins des différentes séquences qui mettent en scène un appareillage militaire, le film bénéficie de la coopération complète de l’armée américaine. Conseiller technique sur de nombreuses productions, l’ancien combattant lors du conflit au Viet Nam Dale A. Dye, qui a aussi un rôle dans le film, est là pour garantir de l’authenticité non seulement des scènes de combat, mais aussi de l’attitude des soldats lors d’un conflit armée.
Une telle contribution de la part de l’armée américaine n’augure, à première vue, en rien d’un éventuel côté subversif. Pourtant, le spectacle hollywoodien que propose Rules of engagement se rapproche plus d’un hommage aux soldats Américains, a l’instar de la trilogie de John Ford sur la cavalerie américaine comme Fort Apache, qu’à un véritable film de propagande. Premier film de William Friedkin photographié en cinémascope, Rules of engagement propose un siège d’ambassade particulièrement réaliste qui n’est pas sans évoquer le genre de prédilection du réalisateurs des Cavaliers. La mise en scène des combats impressionne par sa crudité et sa violence très graphique. Un aspect qu’accentuent un montage serré et âpre et un soigneux travail sur le son où les bruits d’ambiance remplacent la musique. En effet, les accords martiaux et les quelques plages d’ambiance synthétiques composés par Mark Isham sont placés avec parcimonie tout au long du métrage, évitant ainsi une spectacularisation à outrance. Dans la dernière partie du métrage, le réalisateur réussit à insuffler un dynamisme qui n’est pas toujours de rigueur dans le film de procès par le biais de nombreux mouvements de caméra, de décadrages, de plongées et contre plongées. Ainsi, son découpage ne se révèle jamais répétitif ou ennuyeux. Enfin, toujours dans la thématique du western, le bureau du conseiller William Sokal devient un lieu où les hommes s’affrontent debout et face à face dans une réminiscence du duel.


Le conflit dans lequel se sont engagées les Etats-Unis au Viet Nam a cristallisé deux idées paradoxales que mettent en évidence le prologue. Si l’Oncle Sam sait faire preuve de son écrasante et disproportionnée puissance militaire, il n’en demeure pas moins un colosse aux pieds d’argile. Alors que le Colonel Terry Childers incarne son côté belliciste et paranoïaque, le Colonel Hays Hodges en est le pendant mélancolique. Au Viet Nam, le premier n’hésite pas à exécuter de sang froid un soldat adverse pour sauver ne serait-ce qu’un seul Américain. Seul survivant de son unité décimée lors d’une embuscade, Hays Hodges sera hanté toute sa vie par cette faillite. Deux personnages que tout oppose, mais réunis en une solide amitié.
Le fait d’avoir choisi Samuel L. Jackson pour jouer le rôle du Colonel Terry Childers n’est pas, pour William Friedkin, un moyen de se dédouaner ou de s’acheter une caution morale face à d’éventuelles accusations de racisme. En un seul plan qui résume l’histoire de ce personnage, le réalisateur justifie ce choix. Enfermé dans son logement de fonction, avec pour seuls compagnons son whisky et son revolver, le Colonel Terry Childers laisse couler ses larmes sur la photo de ses parents décédés. Parce qu’il voulait qu’ils soient fiers de lui, il a embrassé une carrière militaire comme d’autres entrent en religion. Endosser l’uniforme, c’est, pour lui, devenir un vrai Américain et laver l’affront d’années d’esclavages et de ségrégations subies par ses ancêtres : le port de l’uniforme est sa fierté, l’armée, sa seule famille, la défense de son pays, sa seule raison de vivre… Les larmes qui coulent sur son visage lors de la cérémonie des couleurs sont celles d’un homme abandonné et brimé par la seule famille qui lui reste, la confrérie militaire, celle-là même qui lui a appris à tuer. L’orphelin qui voulait faire l’orgueil de ses parents est devenu une machine à tuer parmi les plus parfaites et les plus efficaces. Le Colonel Terry Childers ne fait pas face à des hommes, des femmes ou des enfants, mais à des menaces potentielles dirigées contre son drapeau. À la cérémonie des couleurs, les seuls souvenirs qui peuvent lui revenir sont ceux d’hommes et de femmes ennemis de son pays. D’où ce souvenir, subjectif, de cette petite fille qui, revolver au poing, le vise avec haine. Lors de son procès, devant les photos du carnage qu’il a ordonné au nom de son pays, il n’a de cesse de reconnaître de belliqueux ennemis. Le Colonel Terry Childers reproduit de façon inconsciente, mais avec une ferveur paranoïaque, le comportement protectionniste et belliciste des WASP américains.


La mise en scène suit cette idée d’une armée esthétique et puissante qui a su séduire le Colonel Terry Childers avant d’en faire sa fierté. Sous de martiaux accords, un porte-avions est filmé en contre-plongée puis il est survolé avant qu’il n’envahisse le cadre et les eaux du Golfe d'Aden. Montée en contre-point, la séquence l’évacuation n’a de cesse de mettre en évidence une lutte inégale, une révolte vouée à l’échec. Aux plans de l’émeute et de ses cris de colère, répondent ceux de deux gros hélicoptères aux pâles qui brassent l’air avec fracas. La foule, désorganisée, est filmée caméra à l’épaule. En opposition, contre-plongée, mouvements de caméra fluides sur travellings filment l’intervention du peloton du Colonel Childers. L’apogée de cette démonstration de force est atteinte lorsque la caméra part en arrière dans un mouvement de grue lorsque les soldats américains se découvrent pour ouvrir le feu sur la foule. Un contre champ, en plongée, décrit une foule en pleine débandade. Parmi la cohue qui subit la puissance de feu américaine, fuient des silhouettes qui brandissent des fusils d’assaut.
Tout le métrage est ponctué d’images qui se répondent et qui sont autant d’indices qui renvoient dos à dos les deux pays, les USA et le Yemen, soit dans un but contradictoire, soit dans celui de les confondre. Ainsi, cette petite fille, symbole pour Hays Hodges de sa propre culpabilité, et qui n’a pour toute possession des béquilles qui pâtissent à sa jambe manquante, est l’alter-ego du fils de l’ambassadeur. En pleine évacuation, alors que les balles sifflent autour de lui, le petit garçon en proie à la panique s’accroche à son jouet comme si celui-ci était source de réconfort. Si les femmes yéménites sont voilées et mises en avant pour dissuader les soldats américains de riposter, Mrs Mourain ne témoignera pas contre son mari, l’ambassadeur, de peur de représailles. Elle n’en est pas pour autant voilée… De même, la cassette audio que trouve Hays Hodges dans les décombres de l’ambassade lors de son voyage au Yémen établit un parallèle entre l’endoctrinement religieux que subit la population et l’entraînement militaire de Terry Childers. L’un et l’autre font maintenant partie d’un système, leur humanité ne leur appartient plus. À l’opposition de Hays Hodges dont la carrière fut fauchée dès le départ au Viet Nam, seul personnage du film, avec le Dr Ahmar, a voir dans les victimes de la fusillade des êtres humains et non, soit, des terroristes en puissance, soit, des boucs émissaires pour justifier un procès dans le but de sauver la face du gouvernement américain. Hays Hodges, pourtant descendant d’une famille de militaires, est tiraillé par son amitié pour Terry Childers et par le sentiment de culpabilité que lui inspirent les méfaits de son pays. Le garçon qui fait mine de tirer sur lui d’un geste de la main alors qu’il sort de la clinique tenue par le Dr Ahmar est-il un effet de son imagination, un reflet de sa propre culpabilité et de sa honte ? Lors du procès, alors qu’il fait traduire la cassette d’incitation au Jihad, le metteur en scène le place en amorce du docteur yéménite. Ce cadrage montre à quel point son personnage est affligé de prendre part à la stigmatisation de la population de Sana’a pour défendre son ami.


Pour Hays Hoges, il ne s’agit pas de justifier le massacre d’une population innocente. Dans son réquisitoire, il met en évidence que Terry Childers n’est qu’un rouage bien huilé parmi d’autres dans la machine militaire, qu’il n’a fait que ce qu’il lui a été enseigné. Comme l’a montré l’actualité récente à propos de la guerre en Irak, la hiérarchie se désolidarise de ses soldats lorsqu’il s’agit de faire face à un scandale. Dans ce cas, il est toujours facile de trouver un bouc émissaire parmi les exécutants. Neuf ans après la première guerre du Golfe, Rules of engagement évoque la guerre des images. Aux photos d’un massacre, répond celle d’une caméra de vidéo surveillance aveugle. La cassette vidéo détruite par le conseiller William Sokal est une parabole sur la censure à laquelle se livre alors le gouvernement américain à des fins de propagande. La vision qu’offre la cassette d’hommes en armes dans la foule justifie-t-elle pourtant la réponse du Colonel Terry Childers ? Même si le réalisateur ne juge ni ne tranche sur cette question, il met cependant en évidence que les frappes chirurgicales tant vantées par le gouvernement américain sont un mensonge. Rules of engagement montre que la guerre propre n’existe pas, que les dommages collatéraux font partie intégrante des règles du jeu. En particulier lorsque entre en scène la première armée du monde contre une nation en majeure partie constituée d’agriculteurs comme ce fut le cas au Viet Nam.
Terry Childers n’est pas acquitté parce qu’il a le droit de massacrer des civils, mais parce que, aux yeux de l’administration, il est un soldat qui a fait son travail. Seulement, cette victoire est celle d’un soldat à la carrière brisée, mais surtout de l’homme sur le militaire. Son salut à son ancien ennemi, le Colonel Cao, est celui d’un homme qui reconnaît en lui un autre homme. Tous deux, même s’ils ont été dans des camps différents ont fait le même sale travail. En cela, la musique, qui apparaît martiale et patriotique, qui accompagne ce passage est des plus ironiques car cette séquence relate la victoire de l’individu sur le système, la machine militaire.
Film complexe et ambigu, Rules of engagement renoue avec les films qui militaient contre la guerre du Viet Nam dans les années 70 comme Soldat bleu de Ralph Nelson, chronique du massacre d’un village d’Amérindiens. La force du film de William Friedkin réside dans le fait qu’il n’apporte pas de réponse, qu’il n’a, en aucune façon, la volonté de convaincre, mais bel et bien celle de déranger le spectateur dans un monde aujourd’hui présenté comme tout blanc ou tout noir.

Thomas Roland


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