Pour en finir avec William Friedkin, une analyse de la sexualité contrariée des américains vue par cet iconoclaste (et d'autres) , puis, après Rules of engagement, une autre tentative de réhabilitation, celle de Crusing (La chasse) énième film incompris du chicagoan le plus célèbre d'Hollywood.
Tabous meurtriers
Longtemps soupçonné d’homophobie, Cruising de William Friedkin est cependant une œuvre bien plus subversive que ce que ses détracteurs veulent le faire croire. Un film qui partage des points communs avec d’autres dans sa description d’une société conformiste et répressive à l’égard du sexe et de ses différents comportements.
Purs produits issus de sociétés puritaines et répressives, les tueurs en série sont une source d’inspiration pour de nombreux cinéastes, de John Brahm à John Carpenter en passant par Richard Fleischer. Réceptacle des frustrations engendrées par la pression sociale, cette figure violente extériorise pulsions et envies refoulées dans un étrange mélange de désir et de dégoût. En tête de liste de ces persécutions ordonnées par des communautés rigoristes, le sexe est toujours décrit comme sale et tabou. Vivre sa sexualité ou la refréner devient alors l’objet d’une dualité, mère de tous les vices. Comme pour cacher la monstruosité qui découlerait d’une culpabilité ainsi engendrée, le recours au déguisement ne s’avère pas étonnant, les tueurs masqués des slashers en étant les meilleurs exemples. Dans le film qui peut être considéré comme le modèle de ce genre très codé, Psychose d’Alfred Hitchcock, lorsque Norman Bates revêt les habits de sa mère, il pérennise les coutumes qu’elle lui a inculquées. Lorsque Norman Bates, fardé des oripeaux de sa mère, assassine Marion Crane, incarnation de la jeune femme moderne, belle et désirable, il n’est pas seulement guidé par l’envie de la punir : dans cette séquence, ce sont deux mondes qui s’affrontent.
La tenue de la vieille dame armée d’un couteau symbolise ainsi l’orthodoxie de temps reculés et de concepts rétrogrades teintés de frustration sexuelle en opposition à cette image de femme nue, expression d’une certaine libération sexuelle. Selon le regretté écrivain de fantastique Alain Dorémieux, « à la perforation par une arme blanche correspond la pénétration par un phallus. Les plaies ouvertes sont l’équivalent des vagins béants. Le meurtre avec effusion de sang s’apparente à la baise avec effusion de sperme. » (1) Le jeune homme, tiraillé entre obéir aux conventions de sa mère et son désir, règle son conflit psychologique par la violence, éliminant ainsi la cause de cette honteuse envie de sexe. Le meurtre de Marion Crane est aussi la scène d’amour qui n’a pas lieu entre elle et Norman Bates. Sauf qu’ici, chaque entaille hors champ fait de la séquence une véritable parabole de la censure. La violence est plus suggérée que montrée et le corps de Marion Crane, malgré sa nudité, reste invisible au spectateur par un ingénieux sens du découpage et du montage. Ce pied de nez aux conventions de l’époque, aussi bien sociales que cinématographiques, s’avère encore plus choquant car plus suggestif. À ce jour, si la mise en scène d’Alfred Hitchock n’a pas pris une ride, il est prêt à parier qu’il n’en aurait pas été de même s’il avait choisi de tout montrer.
Dans son vrai-faux remake du film d’Alfred Hitchcock, Pulsions, Brian DePalma reprend l’idée de la dualité sexuelle, du désir comme source d’un plaisir honteux ne répondant pas aux conventions sociales. Celles-ci sont encore une fois personnifiée par une figure féminine, la blonde et mystérieuse Bobby, une espèce de Jack l’Éventreur en jupons et talons hauts, qui à l’instar de cet illustre ancêtre qui lui s’attaquait aux putains s’en prends aux femmes adultères. En fait, Bobby est la partie féminine que le Dr Elliott, qui recouvre les classieux atours de Michael Caine, tente de reléguer au plus profond de lui. Parce que le psychiatre refuse d’admettre la vérité et, par conséquent, de changer de sexe, Bobby se venge en s’en prenant à toutes les femmes qui l’excitent. À chaque fois que le Dr Elliott est l’objet d’avance de la gent féminine, il se regarde dans la glace avec la suffisance du mâle conscient de son pouvoir de séduction. À travers ce double personnage de Dr Elliott/Bobby, Brian DePalma use de beaucoup d’ironie dans sa critique de l’univers machiste et de sa dénonciation de la peur éprouvée par les hommes vis à vis d’une sexualité féminine moderne. Le rasoir coupe-choux, accessoire typiquement masculin manipulé par Bobby pour tuer ces femmes fières de leur corps, brille comme une réponse au sentiment de castration éprouvé par le médecin.
Le mâle absolu
Autre cinéaste à porter un regard aussi acéré que le rasoir de Bobby sur une société patriarcale, William Friedkin choisit de pénétrer une nouvelle fois l’univers homosexuel avec Cruising. Longtemps taxé d’homophobie, le neuvième film du réalisateur des Garçons de la bande, doit se voir comme une virulente critique des discours marginalisant toute attitude jugée déviante. Dans Cruising, ce n’est pas le mâle qui est à l’origine de la meurtrière folie homophobe, mais l’interdiction de vivre sa sexualité au grand jour. La dictature des comportements conformistes relaie les relations homosexuelles en sous-sol, à l’abri des regards prudes et citadins. Véritable pain béni pour les policiers en patrouille profitant de l’autorité que leur consacre l’uniforme pour se faire faire des fellations par les travestis. Pour vivre cette sexualité qu’ils n’assument pas, ils profitent d’être un autre via leurs habits d’agent de police. De même, les homosexuels de Cruising, pour se démarquer de l’image honorable dont ils se parent à la ville, ressentent également le besoin de se déguiser.
Par ce choix de mise en scène, William Friedkin joue d’une ironie bien plus présente que dans ses autre films en défiant à plusieurs reprises les îcones états-uniennes. Dans une fête gay sur le thème de la police, il montre des plans d’hommes se déhanchant dans leurs panoplies de policiers alternés avec les images d’un drapeau états-unien électronique. Par la magie du montage, chacun d’eux danse et clignote en osmose au rythme de la musique. Lors de l’ultime confrontation, Burns, le policier en charge de l’enquête joué par Al Pacino, et le tueur se donnent rendez-vous dans la rue dans une parodie du western, genre fondateur du cinéma américain et de ses codes. William Friedkin en reprend les mêmes valeurs de plans dans lesquels il place les deux protagonistes face à face, mais les attitudes viriles laissent place à des déhanchés outranciers et des poses lascives. Enfin, cette déconstruction de l’imagerie machiste véhiculée par les westerns atteints son apogée lors du duel final. Avec le flic et le tueur qui ont le pantalon sur les chevilles, le cinéaste porte un coup ultime au talon d’Achille de l’Oncle Sam.
Comme dans Psychose et Pulsions, le refoulement des instincts mène à la violence et au meurtre. « You made me do that », scande l’assassin en poignardant ses amants d’un soir. Incapable d’assumer ses penchants, lorsqu’il tue, c’est pour éliminer le témoin de cet acte décrit par son père comme honteux et immoral : un homme qui couche avec un autre homme.
À son père, le tueur écrit des lettres qu’il n’envoie jamais, lui parle sur un banc alors qu’il n’est pas là. Cette image paternelle ainsi mise en scène apparaît comme la conscience du tueur. Comme dans Psychose, l’image du parent décédée est celle d’un être resté dans un monde étreint d’immobilisme, sourd et aveugle aux évolutions qui s’opèrent autour de lui. Malgré son absence, il pèse toujours sur le psychisme de l’enfant devenu adulte. De même, Burns, flic immergé dans les milieux gay pour les besoins de l’enquête, semble avoir d’étranges rapports d’amour/haine avec son père. Alors qu’il est au lit avec sa petite amie Nancy, incarnée par Karen Allen, celle-ci lui dit que son père a appelé. Le regard de Burns se fait vague avant qu’il ne lui dise : « There’s a lot about me you don’t know. » Dans une autre séquence de lit, Nancy sort du champ pour lui faire une fellation et, en off, William Friedkin colle les bruits des boîtes de rencontres homosexuelles que visitent Burns la nuit. Par cette idée de mise en scène, le cinéaste sous-entend que Burns refoule lui aussi son homosexualité. D’ailleurs, au fur et à mesure que le récit avance, son penchant devient plus évident avec son allure qui, des vêtements à la silhouette, se calque sur celle du tueur. Tout comme les tueurs mis en scène dans les slashers, celui de Cruising porte un déguisement : veste de cuir et lunettes de soleil à miroirs réfléchissants.
Après l’arrestation de l’assassin, le film se clôt par la découverte, dans l’appartement mitoyen de celui qu’occupait Burns alors sous couverture, du corps poignardé du voisin homosexuel. Un voisin avec qui il entretenait des rapports ambigus, proches du jeu de séduction. Cette scène laisse le spectateur dans un certain état de confusion et suggère que Burns est l’assassin. Aussitôt, pour sous-entendre une idée de cercle infernal, la séquence est complétée par le plan, tourné de nuit, qui montre une silhouette similaire à celle du tueur se dirigeant vers une boite gay accompagné des mêmes leitmotiv : bruit de clés qui tintent et démarche claudiquante. Enfin, l’image finale fait écho à celle qui ouvre le film : dans la baie de Manhattan, un chalutier fait une identique entrée de champ. Seulement, cette fois, la scène se déroule au crépuscule. William Friedkin, sur les traces d’Alfred Hitchcock, fait de la pression sociale un virus qui se transmet : pour vivre mieux, il est préférable de le faire sous le couvert du meurtre, préférable à la révélation de sa véritable sexualité.
Pourtant, Cruising reste l’objet de bien des malentendus et autres interprétations alambiquées. N’en déplaise à ses détracteurs, Cruising, par la pertinence de son traitement, reste une référence et un modèle du genre.
Thomas Roland
(1) Alain Dorémieux, préface de Territoires de l’inquiétude 1 (publié dans la collection Présence du fantastique chez Denoël).
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